top of page

Gentil papillon

Dans le tumulte de l’urbanisation, grise et triste, dans la pénétrante et suffocante diversité des odeurs, il y a ce jardin, entouré par l’immuable géométrie des bâtiments sans âme qui constituent son lieu de travail. Ce lieu qu’Elle partageait avant avec Lui. Elle a fini de déjeuner. Elle est là, pensive et nostalgique devant les quelques iris qui bordent l’allée pavée. Elle sourit car son cerveau est encore une fois parti dans ces souvenirs à la fois réconfortants et douloureux. Il lui prend la main pour l’approcher des pétales. Quelques minutes avant, devant le massif de leur jardin, Elle Lui a confié qu’Elle n’aimait pas tellement cette fleur. Surpris mais amusé, Il tente de la convaincre :

 

« - Regarde, dit-Il : celui-là est plutôt commun, avec sa couleur mauve. Il en existe beaucoup de couleurs différentes. Mais ils ont tous ce toucher doux et soyeux. Je trouve cette fleur d’une incroyable sensualité avec ses plis et ses courbes, son cœur légèrement velu. Il en existe une variété d’un rouge flamboyant, c’est de loin ma préférée. » Elle porte la fleur à son nez pour en découvrir l’odeur. Subtile. Romantique. Pas étonnant que ce soit sa fleur préférée. Depuis, à chaque printemps, Elle guète avec une frénétique et infantile impatience la floraison des iris. Ce n’est pas qu’il ait totalement réussi à la convertir. Elle attend juste ce moment où Elle verra pétiller ses yeux quand il viendra lui dire : « Regarde comme Ils sont beaux cette année ». Ce moment où Elle se dit qu’Elle pourrait être jalouse de cette fleur, car Il a comme un air idiot et attendri en les regardant. Ce moment où Il est tout spécialement heureux. Ce moment qui la rend, Elle, légère et encore plus amoureuse. 2 Depuis, les printemps ont passés, les iris ont éclos, puis Ils ont fané. On a coupé les feuilles, retiré les tiges sèches, on a désherbé, et on a presque oublié jusqu’au printemps suivant. De printemps en printemps, les iris sont devenues comme le symbole de leur existence : plus forte à chaque floraison. Il émanait d’eux une puissance subjective qui veillait sur leur famille. Pour eux Ils étaient comme une entité bienveillante, un ancrage invisible. L’année dernière, Elle était seule à attendre l’arrivée des fleurs. Impuissante, Elle a assisté à la progression de la floraison. Elle a dit au bourgeon : « attends, ne va pas trop vite, Il va arriver, Il ne doit pas rater cela ». Mais celui-ci n’en faisait qu’à sa tête. Il a développé ses pétales, qui se sont déroulés pour se transformer en une fleur « encore très belle cette année ». Mais Il n’était pas là. Pour la première fois de leur vie ensemble, Il manquait l’évènement. Alors dès que le massif s’est formé, Elle en a cueilli les fleurs plus flamboyantes et a formé un bouquet. Puis deux, puis trois, puis... Dans sa chambre Il pouvait les contempler et sentir leur odeur. Cette odeur sucrée qui recouvrait toutes celles, diaboliques, que l’on trouve en général dans les hôpitaux. « Comme ils sont beaux encore cette année ». L’été a pris la place du printemps, les iris ont fané. Lui aussi. L’automne est arrivé, puis l’hiver. Enfin le printemps. Les iris vont sortir. On dirait qu’Ils sont tardifs cette année. Les feuilles sont un peu flétries, et les tiges ne sont pas très grandes. Elle se demande comment seront les fleurs cette fois. 3 Pourtant, elle s’en est occupée à l’automne, comme Il le lui avait appris. Elle pouvait entendre sa voix la guider et lui parler. Mais il n’y a pas eu d’iris. Et depuis un an, Elle aussi est fanée, comme éteinte. Elle n’a pas de sève, le moindre effort lui paraît éprouvant. Comme à chaque fois que ces pensées la submergent, elle est prise d’une soudaine fatigue, et s’assied pour se reposer. Elle n’a pas entendu sa collègue Nadège arriver. - - - - « Eh ! Salut, tu vas bien ? » Surprise, Elle regarde son amie en lui assurant qu’Elle était juste plongée dans ses pensées. Feignant d’ignorer les larmes naissantes dans ses yeux et pour lui changer les idées, Nadège enchaine : - Dis, tu es au courant ? on a trouvé un truc. Un truc ? où ça ? Et quoi comme truc ? Là ! dans le patio ! On n’a aucune idée de ce que ça peut être. Tu veux voir ? Un peu que je veux voir, montre-moi. Elles longent l’allée en remarquant que l’automne déjà bien avancé a déjà recouvert la pelouse de feuilles mortes. Il y en a de toutes sortes et de tailles très différentes mais qui toutes ensembles forment cette odeur si caractéristique annonciatrice des châtaignes grillées et des noix fraîches. Arrivées au niveau de l’érable du Japon, qui a sorti son rouge le plus vif, Nadège se penche, et lui montre sa trouvaille : une forme allongée, évoquant un peu une gousse qui abriterait plusieurs haricots. 4 Cela semble végétal, et d’une couleur lilas d’une luminosité inhabituelle, voire irréelle. Son contour est sans pli, avec des arrondis et une peau recouverte d’un fin duvet. Comme celle d’une fève. Plusieurs personnes très animées sont attroupées autour du « truc », et chacun y va de son commentaire. Certains, avec une expression savante, prétendent avoir déjà vu cela. Le truc est identifié comme étant une larve d’un papillon très rare venu d’ailleurs, ou encore un composé chimique qui se serait échappé d’une usine voisine. En tout cas, de l’avis général, il ne faut pas y toucher car, étant donnée sa lumière peu naturelle, la chose peut être dangereuse. Peu convaincue par cette certitude mais un peu méfiante, Elle s’accroupit et attrape une aiguille de pin qui trainait là et commence à l’approcher du truc. Lorsque l’aiguille entre en contact, il ne se passe rien de spécial : aucun mouvement, aucun signe d’une forme de vie quelconque. En revanche, la surface doit être dure car l’aiguille plie sans s’enfoncer. Après quelques tentatives, et au fur et à mesure que les secondes passent, Elle se rend compte que son humeur est en train de changer. La nostalgie et la tristesse des instants précédents se sont transformées en sérénité et confiance. Une confiance qui lui souffle de toucher le truc. Elle repose l’aiguille au sol et approche alors sa main droite, ce qui crée dans l’assistance un étonnement craintif. Nadège n’en revient pas : - Tu ne devrais pas toucher ce truc, on ne sait pas ce que c’est ! 5 - - Elle a raison, enchainent les autres Je ne crois pas que ce soit dangereux, dit-Elle. Sitôt dit, Elle approche encore un peu plus sa main et tend son index jusqu’au contact. C’est très doux et cela lui rappelle la sensation familière de toucher un pétale de fleur. Elle commence à caresser et ferme les yeux, comme si une complicité s’était installée entre Elle et le truc. C’est alors que les autres émettent un cri d’étonnement. Elle ouvre les yeux en suivant leur regard Elle voit que le truc émet une légère lueur qui accentue sa couleur. Amusée, Elle retire son doigt, la lueur s’estompe. A voir la mine estomaquée de ses collègues, Elle réalise qu’Elle doit avoir à peu près la même, et pourtant Elle se sent si bien…. Elle répète l’opération plusieurs fois de suite et chaque fois la lumière apparait et disparait. Un collègue approche sa main et du bout des doigts effleure la surface mauve. Rien. Il recommence et toujours rien. - « C’est bizarre, dit-il ça ne marche plus. » Un autre pouffe et tente un malheureux « il faut peut-être lui changer les piles », qui a peu d’effet sur l’assistance, et tente l’expérience à son tour. Rien non plus. Sceptique et pour le coup un peu effrayée Elle approche à nouveau son index, et ça se « rallume ». Incroyable. Apparemment cette chose t’a apprivoisée, dit Nadège. Tu devrais peut-être la mettre dans une boîte et la garder avec toi, histoire de voir ce qui se passe. - Tu as peut-être raison, dit-Elle. En réalité, le truc opère sur Elle une attirance telle qu’Elle sait qu’Elle ne pourrait pas le laisser là. Tout ceci est inexplicable. Elle 6 s’est levée le matin persuadée qu’Elle passerait une nième journée ordinaire et sans surprise, et maintenant Elle a la certitude que cette chose est arrivée pour entrer dans sa vie. Sa vie à Elle, pas une autre. Sans qu’Elle s’en soit rendu compte, Nadège est déjà partie chercher une petite boîte en carton. Lorsqu’elle revient, Elle dispose à l’intérieur un mélange de feuilles mortes et Lui tend le tout. Avec délicatesse Elle saisit le truc pour le poser au fond de la boîte, sur les feuilles. Ce contact prolongé lui fait réaliser qu’une chaleur s’en dégage. Comme si c’était une sorte de créature vivante. A ce moment-là Elle décide de le surnommer « la créature ». Elle a envie de recouvrir la boîte d’un carton percé de trous, comme on l’aurait fait avec un petit animal, puis chasse cette idée avec une moue déconcertée. Le fait de lui donner un nom a créé avec elle un lien et une proximité dont Elle est la première étonnée. Elle retourne à sa place de travail, pose la boîte sur un coin du bureau, et passe le restant de l’après-midi à l’observer, sans parvenir à se concentrer sur sa tâche. Elle se met à compter les arrondis qui constituent le « corps » de la créature : elle en a quinze. L’ambiance dans le bureau est inhabituelle : la créature est devenue le potin du jour. Au moment de partir, Elle range ses affaires et emporte la créature avec Elle dans la voiture. Arrivée chez Elle, Elle se félicite que le trajet se soit bien passé. Comme s’il avait pu en être autrement, se dit-Elle amusée. 7 Le chien, qui avait, comme d’habitude, entendu la voiture s’approcher, aboie derrière la porte de la maison. Mais Elle remarque que son aboiement est légèrement différent qu’à l’accoutumée. Encore plus enjoué et impatient. Lorsqu’Elle ouvre la porte, tenant dans la main droite la boîte contenant la créature, Elle s’apprête à subir l’assaut de son chien enthousiaste de son retour. Mais cette fois ce dernier l’ignore et se met à tourner autour de cette main en la reniflant et en aboyant joyeusement. « Ma parole, il fait la fête à la boîte » se dit-Elle. Depuis qu’Il était décédé, Elle n’avait pas vu une telle joie chez leur chien. Il faut dire qu’ils étaient inséparables ces deux-là. Et même si le chien avait gardé sa bonne humeur depuis, Il se montrait parfois mélancolique. Le chien gratte à la baie vitrée. - Elle pose la boîte sur la table, talonnée par le chien, content à s’en décrocher la queue. Elle l’ouvre, et constate que la créature est à présent entièrement illuminée, d’un mauve éblouissant. Les arrondis semblent s’animer d’une façon presque imperceptible. « Tu veux sortir mon pauvre, tu as envie de faire pipi » lui dit-Elle en lui ouvrant la fenêtre. Mais le chien ne sort pas. Au contraire, Il se dirige vers la table, « désigne » la boîte du regard et court de nouveau vers la baie vitrée. La créature est de plus en plus lumineuse et Elle se rend compte que les arrondis abritent en fait des formes qui gonflent, comme des œufs qui seraient prêts à éclore. Le chien continue son manège : table - baie vitrée, tout en La regardant avec insistance, comme pour dire « mais tu ne comprends rien ? ». Soudain Elle saisit : il veut qu’Elle emmène la créature dans le jardin. Incrédule, Elle réalise que le chien et la créature 8 communiquent. Elle s'exécute : Elle emmène la boîte et la pose sur l’herbe. Le chien jappe. Elle sort la créature de la boîte et la pose sur l’herbe. Au début, il ne se passe rien de particulier. Mais au bout d’un petit moment, le chien s’en approche et avec sa truffe semble la pousser vers la droite du jardin. La droite du jardin… l’endroit même où se trouve le massif d’iris autrefois si flamboyant. Sous le choc, interdite, incapable du moindre mouvement, du moindre son, Elle regarde s’accomplir l’impensable : la créature veut aller dans le massif d’iris, et le chien l’y emmène. Quoi de plus normal ? Puis le chien vient La chercher à l’aide de coups de patte dans des mollets pour l’inciter à avancer. Les voilà tous les trois dans le massif. Pour la première fois de la journée, Elle se sent un peu ridicule. Mais cette sensation n’a pas le temps de grandir en Elle, car la suite surpasse tous les évènements pourtant dingues de cette journée. La peau de la créature se fend en deux sur la longueur et en sortent toutes les petites billes qui formaient les arrondis. Ces dernières viennent se placer parmi les feuilles d’iris qui composent le massif. Celles-ci s’animent comme si une brise était venue les caresser et les billes s’enfoncent dans le sol. Le chien, la tête penchée sur le côté, semble ravaler un aboiement et pousse long un soupir d’aise. Elle est accroupie, à côté de lui, et réalise qu’Elle est en pleurs. Elle a compris. Quinze « billes ». Une pour chaque année de leur vie ensemble. Une pour chaque printemps où ils ont contemplé ce massif en fleur. Elle ne sait pas ce qu’était cette créature. Mais Elle sait qu’Il est là, avec 9 Elle, dans ce jardin, et qu’au printemps, les iris seront « beaux cette année ». Le téléphone portable sonne, et la réveille en sursaut. « Bon sang, je me suis endormie sur un banc, au boulot… » Elle a le visage trempé de larmes. Pas des larmes de tristesse, comme quand Elle rêve de Lui la nuit et qu’Elle se souvient qu’Il n’est pas là. Que dans le lit la place à côté d’Elle est toujours vide. Cette fois ce sont des larmes de soulagement, des larmes d’apaisement. Pas encore du bonheur, mais ça pourrait presque y ressembler. Elle sait que ce n’était pas qu’un rêve car pour elle Il était vraiment là. « Allo ? OK. Au fait, ce soir je reprends le footing ». Sylvie Fois

conte inspiré par "Le papillon" de ©Victoria Frances

N'hésitez pas à nous poser une question ou faire un commentaire sur nos réseaux sociaux et à vous abonner :

 

Vous pouvez faire de même en nous écrivant à cette adresse mail :

latoiledemot@gmail.com

Afin de compléter les récits, nous recherchons quelqu'un qui pourra illustrer chaque œuvre. Il s'agira de réaliser une illustration ou plusieurs, négocier directement avec l'auteur de l'écrit. 

Si cela vous intéresse, ou si un récit vous a inspiré et que vous souhaitez proposer une illustration pour celui-ci, contactez-nous par mail ou sur facebook. 

  • Instagram
  • Facebook
bottom of page