Le dernier tableau
Il y a longtemps, à Paris, vivait un artiste peintre. Son travail avait un certain succès auprès de quelques bourgeois à la fortune conséquente mais aussi de personnes plus modestes et même parfois sans le sous pour lesquels il ne rechignait pas à esquisser au fusain, ou parfois à l’aquarelle, de petits portraits très sobres mais d’une valeur et d’un professionnalisme égaux. Il était connu pour avoir peint de très nombreux décors pour des pièces de théâtres et pour l’opéra. Son optimisme et sa joie de vivre contagieux lui valait d’être très apprécié de ses collègues et de ses voisins. C’était un homme d’un certain âge dont le peu de fortune passait la plupart du temps dans l’entretien de son matériel de travail. Entre les commandes qu’il recevait régulièrement de riches amateurs d’art, ou de salles de spectacle et les cours de dessin qu’il donnait dans une école de peinture très réputée, ses talents lui permettaient de vivre modestement quoi qu’assez bien pour sa condition. Il habitait un petit appartement sous le toit d’un immeuble montmartrois dont les deux grandes fenêtres de la seule et unique pièce donnaient pour l’une sur la butte et le sacré cœur et l’autre sur les toits de Paris. Cet appartement, au demeurant, bien meublé lui faisait office d’atelier. Le chevalet était, la plupart du temps tourné vers l’une des fenêtres de manière à profiter autant que possible de la lumière du soleil pour ses travaux les plus méticuleux. Il se trouvait assez proche d’une petite table basse, servant de mallette à outils, sur laquelle étaient étalés pêle-mêle des chiffons pleins de taches de peinture, des palettes, des pinceaux, des spatules, des tubes de peintures, des fusains de toutes les formes et de toutes les tailles et d’autres ustensiles plus ou moins usés. Un vieux poêle en fonte, qui se trouvait être la seule source de chauffage, trônait au centre de la pièce, non loin d’elle. Sa petite renommée permettait à l’artiste de vivre sans trop d’inquiétude quant au lendemain.
Pourtant un jour de fin d’automne, alors qu’il achevait un cours sur la perspective dans son école de peinture, il reçut la visite d’un très riche collectionneur. L’homme admirait depuis longtemps le travail de l’artiste et lui avait déjà passé une commande, l’année passée. Il venait d’hériter d’une considérable fortune dont il ne savait que faire et s’était décidé à investir dans les collections d’œuvres d’art et le mécénat. Il proposa donc au peintre d’organiser, à ses frais, une très grande exposition de peinture ouverte à tous afin de faire admirer son œuvre au « tout Paris » et en profita pour lui passer commande de nombreuses toiles. Le peintre était très intéressé par cette proposition car les commandes ne s’étaient pas bousculées cette année là. Les tableaux que ce mécène providentiel lui commandait à titre privé représentaient déjà une somme conséquente et les autres trouveraient sans doute des acquéreurs fortunés. L’artiste accepta donc la proposition du mécène et rentra chez lui se mettre immédiatement à l’ouvrage. Il prit une toile blanche la posa sur son chevalet attrapa un fusain sur la petite table et commença par placer un point de fuite. Lorsque l’esquisse fut terminée il prit ses tubes de peinture, prépara les mélanges de couleurs sur la palette, et choisit soigneusement ses pinceaux. Alors que le jour touchait à sa fin, il avait déjà achevé deux toiles. Pendant près d’un mois, il travailla d’arrache pied sur les tableaux destinés à l’exposition, parfois jusque tard dans la nuit. Un soir qu’il était fatigué de reprendre une fois de plus une laborieuse nature morte que lui avait commandée son riche mécène, et qu’il trouvait lui-même, bien qu’en étant l’auteur, de fort mauvais goût, il décida que cela suffisait. Incapable cependant de poser son pinceau tant son esprit fourmillait d’inspiration, il décida de continuer à peindre pour lui même. Emporté par son élan il prit une toile vierge, se saisit d’un crayon de papier. Quelques heures plus tard les courbes harmonieuses d’une jeune femme suggérées par une robe légère firent leur apparition sur la toile. La femme avait le regard doux et la tête légèrement penchée sur le côté. Un mince sourire timidement affectueux étirait ses lèvres sous sa pommette. Une mèche de sa chevelure démesurément longue enroulée dans une branche de lierre reposait sur son bras comme une étole tandis que le reste tombait le long de son dos et venait trainer sur le sol d’une prairie arborée. Il commença à poser quelques couleurs sur la toile. La lumière commençait à manquer : le soleil ambré de fatigue se laissant lentement dévorer par les toits, il dut allumer une chandelle pour poursuivre son travail. La lune avait bordé le soleil depuis bien longtemps, qu’il peignait encore. Enfin, lorsqu’il fut à peu près satisfait de l’avancée de son travail, tombant de fatigue, il se laissa choir dans le canapé et contempla son œuvre. Il était plutôt satisfait du petit personnage. Les courbes du corps étaient réussies et l’effet du voile, très suggestif, restait subtil, presque candide. Le visage, encore décoloré, offrait une grande sérénité. Tout en examinant son travail il réfléchissait aux couleurs qu’il mettrait sur le visage de la nymphe hésitant surtout sur celle des yeux. Il repassa dans sa tête la liste complète des bleus et des verts à sa disposition. Le cobalt, l’outremer ou du bleu cyan avec une très légère pointe de gris anthracite pour une teinte de ciel orageux, ou plutôt un profond vert émeraude avec par endroit de petites stries de cobalt ou, pourquoi pas, un vert clair avec une pointe de terre de sienne… Il pensa ainsi jusqu’à ce que ses idées se transforment en rêve, et que ses yeux se ferment brulés par la lumière de la bougie. C’est alors qu’il plongea dans un profond sommeil étendu de tout son long sur le canapé.
Lorsque la cire eut intégralement fondu et que la flamme vacillante mourût, la lune était déjà bien haut dans le ciel et, les rideaux n’étant pas tirés, un petit rayon argenté se fraya un chemin pour venir caresser la toile. Ce fut alors que, la belle dame imaginaire peinte tout juste quelques heures plus tôt bailla et s’étira. Ses mains heurtèrent les bords de la toile. Elle eut un sursaut de surprise et se mit à contempler son décor avec curiosité. Soudain, son regard se posa sur le salon du peintre plongé dans l’obscurité que seuls venait troubler le clair de lune ainsi que la timide rougeur des braises que laissaient entrevoir les trous d’aération du poêle. Elle le scruta silencieusement et s’appuyant sur le bord du chevalet elle passa une jambe hors de la toile, puis la seconde et se retrouva assise sur le pupitre où reposait la toile, ses pieds touchant le sol. Lentement la muse prit appui sur ses membres et se redressa de toute sa taille. Elle observa le salon baigné par le clair de lune, s’approcha de la fenêtre, en tenant ses longs cheveux noirs en écharpe sur son bras afin qu’ils ne trainent pas sur le plancher. La lumière des réverbères éclairant les trottoirs et les petites lueurs des foyers voisins l’émerveillèrent. Elle contempla longtemps la ville endormie et la fumée des cheminées sortant des toits dessinant de grandes arabesques au gré du vent avant de se dissoudre dans l’obscurité. Après plusieurs minutes elle vînt, se poster à l’autre fenêtre pour contempler la basilique dont les pierres blanches brillaient comme pour relayer la lumière de la lune. La bouche légèrement entrouverte elle admira, immobile, toute la majesté de l’édifice. Ce fut un petit gémissement dans son dos, qui la tira de son ébahissement. Elle se retourna pour découvrir le peintre profondément endormi dans un rayon de lune dont la pâle luminosité le gênait. La jeune femme se rapprocha scrupuleusement du canapé où l’artiste était étendu et de la petite table basse sur laquelle elle s’assit en tailleur, pour lui faire de l’ombre. Alors ses yeux se posèrent sur lui. Fascinée par sa beauté entre deux âges, elle le regarda dormir. Son sommeil paisible dissimulait presque les marques irréversibles dont la vie avait paré son visage anguleux. L’astre blanc faisait briller ses cheveux que les années avaient blanchis et dont la désertion, par endroits, formaient comme une auréole argentée. Elle resta toute la nuit assise à observer le calme soulèvement de sa poitrine contre le tissu de sa chemise. Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi, puis, à l’instant où le lointain de l’horizon s’imprègne de lueurs pastelles, le peintre se mit à frissonner. Les braises du poêle qui n’avait pas été attisé depuis longtemps brunissaient à force de refroidir. L’automne s’apprêtait à céder la place à l’hiver et bientôt le poêle ne suffirait plus à chauffer l’appartement. Craignant qu’il ne se réveille, la jeune femme prit sur le dossier du canapé une couverture de laine qu’elle étendit sur le corps du peintre. Elle le borda avec soin des pieds jusqu’aux épaules et lui adressa un dernier regard emprunt de tendresse. Debout sur la petite table, prenant appui des deux mains sur le chevalet elle passa une jambe dans la toile puis l’autre et reprit sa place dans le tableau. A son réveil, enveloppé dans la couverture, le peintre remit une bûche de bois dans le poêle avec de vieux journaux et des brindilles pour faire repartir le feu. Il dut attendre que l’atmosphère de la pièce se réchauffe à cause de ses mains quelque peu engourdies pour se remettre à l’ouvrage. Il retira la toile de la jeune fille de son chevalet, la posa debout contre le mur et reprit le portrait d’une dame du grand monde dont le chignon hautain semblait toiser tout Paris derrière la fenêtre devant laquelle l’artiste l’avait tourné pour profiter de la lumière du soleil. Et puis ce fut le tour d’un paysage bucolique dont il fallait rehausser un peu les couleurs trop ternes. Ensuite vint le tour d’une nature morte représentant une coupe de pommes vertes au milieu desquelles paressait une pomme rouge et dont le titre provisoire était « La Tentation ». Un titre, certes, un peu facile mais pratique derrière lequel chacun pouvait voir ce qu’il voulait… L’artiste travaillait aussi méticuleusement et aussi vite que possible car les jours, à ce moment là, avaient une fâcheuse tendance à raccourcir et que les chandelles étaient chères. Tandis que les dernières lueurs rouges orangées du soleil couchant s’estompaient vers l’ouest, le peintre se résigna à allumer une bougie pour achever un tableau représentant la basilique du Sacré Cœur sous une pluie diluvienne. Cela fait, il enfila son manteau, prit dans sa poche un carnet et un crayon et descendit prendre l’air. Il arpenta la rue jusqu’à un petit bar ou les danseuses de french-cancan faisaient voler leurs jupes en dentelle multicolore. Le peintre s’assit à une table pour les regarder. Son œil critique examina les mouvements de leur musculature, le va et vient des ombres sur les jambes, les plis fugitifs des tissus, la mollesse paresseuse des plumes et des cheveux suivant, malgré eux, la cadence folle et pleine de santé de ces femmes aux sourires désarmants. Sur son carnet il coucha plusieurs croquis. A les contempler l’envie le prit de reprendre le tableau commencé la veille au soir. De retour chez lui, il enleva le tableau du chevalet pour y remettre celui de la nymphe. Il ralluma la bougie et comme la nuit précédente, il poursuivit le portrait. Il arrangea son visage, affinant ses traits, ajoutant un liseré turquoise sur l’extérieur des iris, redynamisant le rose des pommettes … Or, à l’instar de la veille, rompu de fatigue il s’assoupit dans le canapé. Et de nouveau, le sujet de la toile quitta son décor, borda soigneusement son auteur, et le regarda sommeiller, assise en tailleur sur la table basse adossée aux espiègleries de la lune. De nombreuses nuits s’écoulèrent ainsi, les unes après les autres ; à l’heure ou pâlissait le fusain de la nuit, la jeune femme reprenait sa place sur la toile.
L’hiver fut rude cette année là. Une semaine avant la grande exposition, alors qu’il revenait de l’atelier où il enseignait le dessin, le peintre fut surprit par un grand déluge de neige. Il était ruisselant et frigorifié lorsqu’il franchit le pas de la porte. Attrapant le premier morceau de tissu qui lui passait sous la main il se sécha les cheveux en frissonnant près du poêle, y remit une bûche supplémentaire puis se débarrassa de ses vêtements mouillés pour revêtir une chemise et un pantalon sec. Il n’eut pas le courage de s’atteler à quelques travaux que ce soit : exténué il s’emmitoufla dans sa couverture, s’allongea sur le canapé et, bien que tremblant encore un peu, il sombra presque immédiatement dans les bras de Morphée. Son sommeil n’eut rien de paisible cette nuit là : frissonnant de fièvre il était secoué de quintes de toux et de sueurs froides. Sa respiration haletante et saccadée lui était presque douloureuse. Lorsque la nymphe, posant le pied hors de sa toile, le vit en si piteux état elle demeura immobile quelques minutes à le regarder. Ne sachant que faire, elle vint comme à son habitude s’asseoir sur la petite table basse tout près de lui. Constatant avec douleur son impuissance face au malaise de son créateur elle se mit à jouer nerveusement avec le voile qui lui servait de robe. Voyant se former sur son visage quelques gouttes de sueur elle se pencha vers lui et posa légèrement sur son front le pan de robe quelle avait dans la main pour l’éponger. Ne parvenant pas à tenir en place, elle le borda et s’appliqua à entretenir les braises dans le poêle. En donnant un coup de tisonnier, sa main heurta la fonte brûlante laissant sur sa peau une petite marque rouge et douloureuse. Instinctivement, elle lécha sa blessure malheureusement cela étala la peinture créant une tache dégradée sur la paume de sa main. Puis, comme chaque matin elle dut reprendre sa place dans le tableau. Trois jours durant, la fièvre fut si véhémente que le peintre eut grand peine à se tenir debout et durant trois nuits elle l’assomma ne lui laissant pour tout rêve que le délire et la migraine. La nymphe demeura près de lui à chaque instant épongeant son front, rafraîchissant son visage, lui donnant à boire, attisant le poêle... Quelquefois, entrouvrant ses yeux au regard vague il la vit, et croyant la reconnaître, se redressa, tenta de lui parler mais se laissa retomber faiblement dans ses bras. Vers la fin de la semaine, la fièvre lâcha prise. Bien que fatigué et affaibli il put se remettre au travail. Mais, l’exposition avait lieu dans trois jours et beaucoup de toiles avait encore besoin de retouches. Durant tout le jour il peignit, vernit, retoucha… le soir la moitié des toiles étaient prête à être exposée. Le lendemain il fit de même ne remarquant les mouvements du soleil que le soir venu à cause du manque de lumière. Ce soir là, abruti de fatigue, les jambes cotonneuses de l’avoir porté toute la journée, les doigts engourdis dans la position dans laquelle il tenait le pinceau, il sombra dans un sommeil de plomb. La veille du grand jour, l’artiste se réveilla en sursaut. Il se précipita sur les tableaux destinés à l’exposition pour les recompter… il en manquait un. Durant une grande partie de la journée il chercha parmi ses esquisses une toile qu’il pourrait fignoler mais aucune n’était suffisamment avancée pour être prête le soir même. Il tourna alors son regard vers la nymphe, ce petit tableau sans prétention qui n’avait pas d’autre ambition que d’être une lubie de son imagination, était presque fini. En réalité, il était peut-être même l’œuvre la plus aboutie de l’artiste. C’était le décor autour du personnage qui méritait quelques petites retouches. En posant la toile sur le chevalet il aperçut la petite tache de brûlure sur la paume de la nymphe. « Tiens, comment t’es-tu fais cette marque ? On va arranger ça. » dit-il en trempant son pinceau dans le mélange beige. Toute la journée il retravailla son tableau, toute la nuit et jusqu’aux premières lueurs du jour suivant. Alors que la chandelle et sa flamme agonisaient calmement sur la table, un sourire tendre vint éclairer le regard du peintre. L’œuvre lui plaisait tellement qu’il décida d’en faire la pièce maîtresse de l’exposition. Ce fut un immense succès. Tout le gratin de la haute société se déplaça pour y assister. Le talent et le travail du peindre époustouflèrent les critiques et de nombreux bourgeois à la fortune considérable achetèrent les tableaux à prix d’or. Le collectionneur se montra très fier de son investissement, clamant à qui voulait l’entendre qu’il avait toujours eu un goût très sûr en art et l’œil averti pour dénicher les talents. Il honora sa promesse en achetant lui-même quatre toiles parmi les plus belles mais lorsque son regard se posa sur la nymphe il la trouva si pure et si parfaite qu’il n’eut plus qu’une idée en tête : la posséder. La bienveillance et la clarté de son regard, l’innocence du port de tête, la simplicité de la posture de ce corps avantageux très finement suggéré par le voile du vêtement, enfin, toute cette silhouette qui se contentait d’exister sur la toile en toute candeur le laissèrent sans voix.
« -Ce tableau, est la perle de cette exposition, je n’avais encore jamais vu une si grande sincérité dans un regard. C’est le visage d’un ange que vous avez peint là », affirma-t-il, « il me la faut ! ». Bien que l’enthousiasme de son mécène le flatta grandement. Le peintre lui répondit que ce tableau n’était pas à vendre. Le collectionneur insista, il fit de nombreuses propositions plus généreuses, plus exubérantes les unes que les autres. Certaines paraissant tout simplement affolantes. Il aurait suffit au peintre de n’en accepter qu’une seule pour pouvoir vivre comme un roi jusqu’à la fin de ses jours. Il les refusa toute avec un sourire à la fois doux et amusé. Le collectionneur en vint à menacer, laissant entendre que s’il en était ainsi il ferait en sorte que le peintre ne puisse plus jamais exposer dans Paris. Allant même jusqu’à citer ses relations les plus hauts placées et les plus riches. C’était bien la première fois qu’on lui disait « non ». Dans sa colère il envisagea même de détruire cette toile qu’on lui refusait, afin que nul autre ne puisse la posséder. Une lueur meurtrière brillait dans ses yeux, pourtant, sans rien perdre de son calme, ni de sa patience, l’artiste ne plia pas d’avantage. Il fit alors appel aux sentiments, parla d’un geste d’amitié. Promettant son mécénat à l’artiste jusqu’à la fin de ses jours. Allant même jusqu’à proposer de subvenir à chacun de ses besoin sans aucune contre partie. Rien n’y fit. Au grand désarroi de son mécène, le peintre ne céda pas. Ce tableau n’était pas à vendre, ni aujourd’hui ni jamais, car sa valeur sentimentale n’avait pas de prix et pour rien au monde il ne voulait s’en séparer. Il n’y avait rien à ajouter. A court d’argument, le mécène se tut abandonnant provisoirement l’idée de posséder ce chef d’œuvre. Chaque jour qui suivi tant que le tableau était exposé le collectionneur tenta et retenta sa chance espérant venir à bout de la patience de l’artiste espérant que celui-ci cèderait à l’usure mais il n’en fut rien aussi dut-il se résigner à un refus définitif.
Lorsque l’exposition s’acheva quelques mois plus tard, le peintre rentra chez lui avec le tableau de la nymphe. C’était le seul qui n’avait pas trouvé d’acquéreur. Outre celle de son mécène beaucoup d’autres propositions lui avaient été faites pour acheter cette toile mais l’opiniâtreté du peintre à la conserver avait su décourager tous les prétendants. Cette aventure lui rapporta une somme d’argent très honorable qui allait lui permettre de vivre quelques temps dans une quiétude très appréciable. Il exposa soigneusement le portrait de la nymphe sur le mur faisant face au canapé de façon à ce qu’elle soit baignée par les premières lueurs de l’aube au lever du jour et par les premiers rayons de la lune au retour de la nuit. Une fois son installation achevée il la contempla fièrement quelques minutes appréciant, intimement avec un orgueil tout à fait justifié, son propre travail. A la lumière vacillante du couchant, il crut voir le tendre sourire de la jeune femme s’étirer imperceptiblement sur la toile. Ce soir la lorsqu’il fut couché et que la lune fut haute dans le ciel la petite nymphe s’étira sur la toile en baillant, aventura une jambe hors du tableau puis la deuxième et tournant le dos à la lune elle vint s’asseoir en tailleur sur la table basse…
Camille Layer