Le fruit de la connaissance
La lumière décroissait doucement baignant l’appartement d’une lumière éclatante, dont la dorure solaire tirait sur l’orangé. De la radio posée sur la bibliothèque, on entendait le trombone de Glenn Miler jouer son éternel Moonlight Serenade. Raphaël était assis dans le canapé devant la petite table basse, son grand carnet de feuilles canson en équilibre entre ses genoux et son bras gauche tendu vers l’avant. A portée de sa main droite étaient disposés pèle mêle crayons, fusains, gommes, feutres noirs à pointes fines et larges, critériums, cutter, mie de pain, et mouchoirs en papier, dans un désordre scrupuleusement organisé. Profitant de cette flamboyante et éphémère lumière automnale, le peintre avait fini par se décider à préparer son cours du lendemain, qui porterait sur les natures mortes et la reproduction de formes sphériques, de leurs ombres et le fait de donner l’idée de leur profondeur en trois dimensions. Il s’afférait à reproduire un petit saladier de bois contenant des pommes, qu’il avait disposé en plein centre de la lumière diffusée par la fenêtre sur la petite table face à lui. Ce travail fastidieux s’exécutait presque tout seul, comme un réflexe, sous son regard absent. D’abord le quadrillage, pour centrer l’image, tracé très fin, pour être gommé facilement sitôt qu’il ne serait plus nécessaire, puis l’arrondi du saladier et les cercles schématiques qui seraient plus tard des images de pommes incolores et inodores n’évoquant pas la moindre saveur. Toujours très enthousiaste dans son enseignement, viscéralement habité par ce plaisir, presque ce besoin, parfois, de transmettre, l’artiste ne manquerait pas le moment venu, de trouver des images et des formules propres à éveiller l’intérêt, et peut-être même l’amusement complice de ses étudiants – en cela, il était passé maître, et l’employait régulièrement comme un outil pédagogique naturel. Mais, pour l’heure, il se contentait de retranscrire machinalement le modèle sans intérêt qu’il avait sous les yeux, notant scrupuleusement, aux périphéries du dessin, plusieurs consignes, conseils, anecdotes ou mises en garde dont il ne manquerait pas de faire part à ses élèves, et notamment le déroulé de la structuration de l’image. Raphaël posa son crayon près de sa cuisse et se saisit de la gomme pour effacer le quadrillage et les traits de constructions devenus encombrants. En reprenant son crayon il nota, avant de l’oublier, de leur rappeler, encore une fois, l’importance de ne surtout pas appuyer la main tenant la gomme directement sur le papier en gommant pour ne pas risquer d’étaler le charbon et de créer ainsi une ombre ou un pâté involontaire qui serait très difficile – trop difficile – à rattraper. Combien de dessins magnifiques s’étaient retrouvés gâchés, défigurés par ce reflexe maladroit qui répandait le charbon volatil à des endroits sinueux atténuant un trait de première importance devenu brouillon et que la gomme était trop grosse pour ne pas effacer complètement en passant près de lui. Il fallait alors prendre le cutter, en découper un tout petit morceau et le coincer entre les ongles pour le passer légèrement, avec patience au lieu du péril. La gomme, la meilleure amie de l’artiste, lorsqu’il savait s’en servir. Tant de fois, passant devant un panneau de réclame importun dans la rue, une affiche politique ou une publicité télévisuelle aussi agressive que racoleuse, il avait levé sa main vide joignant le pouce à l’index et au majeur et les avait agités frénétiquement comme pour effacer ces images détestables qui l’espace d’un instant avait défiguré son paysage. Geste vain, puéril, vestige d’une enfance bénie, d’une voix maternelle. « - Tiens Raphaël, efface, simplement. Tu vois ce n’est pas la peine de pleurer. Une gomme, c’est magique, ça efface tout, il suffit d’avoir le bon geste. » Le bon geste. Tout un métier. Un si beau métier. Avec ses instants de grâce et ses désagréments. De toutes les leçons qu’il avait à donner c’étaient bien les travaux des natures mortes qui l’intéressaient le moins. Ces compositions sans âme de tableaux de chasse ou de cueillette désuets, ternes, avaient fini par trouver leur équivalence contemporaine sur les réseaux sociaux dans ces photos d’assiettes indécemment remplies, presque débordantes d’une garniture dont l’amas finissait par éveiller d’avantage la nausée que l’appétit et que tout un chacun partageait avec une fierté primaire de s’en mettre plein la panse et pas vous. Nananère. Composer une nature morte au XXIe siècle n’avait rien de sorcier, il suffisait d’un téléphone. C’était devenu l’art pauvre des classes moyennes des pays riches. Mais même sans penser à cela la reproduction exacte et sans fioriture d’objets inanimés évoquait pour Raphaël un ascétisme proche de la pénitence, le tombeau de toute fantaisie créatrice. En vérité, le nom même de l’esthétique « Nature Morte » suffisait à exprimer le ressenti de l’artiste : Morte. On était loin de ces paysages enchanteurs dont il fallait immortaliser les floraisons, la lumière, vite, avant que le vent ne se lève, que la Terre tourne, que le soleil ne tombe… ces paysages bien vivants sous un ciel aux humeurs indomptables. Le statisme inanimé de cette coupe de pommes sur la table ne lui évoquait rien, mais tout enseignement au sein d’un établissement « scolaire » a un programme à suivre, et les Beaux Arts n’en sont pas exempts. En tout, ses élèves auraient cinq nature mortes à présenter à la fin de l’année aussi pour s’en débarrasser le plus vite possible Raphaël les employait-il comme outil d’enseignement pour travailler la reproduction exacte, la perspective, la profondeur, les ombres, les objets sphériques représentant parfois un vrai défi pour les débutants. Ces bases acquises, ou tout au moins étudiées, il comptait bien les sensibiliser aux portraits d’Arcimboldo, pour nourrir leur imaginaire et leur permettre de détourner ces devoirs fastidieux pour en faire de véritables mises en scènes picturales. Lui-même se rappelait fort bien avoir eu à se prêter à ce genre de rendu au cours de ses études de dessin. Par dérision, pour le moins cynique, il s’était appliqué à composer un étalage d’objets cassés, ainsi que de végétaux et d’animaux morts dans un état de décomposition particulièrement avancé auquel il avait donné le titre sarcastique de « Nature Plus que Morte ». Plaisanterie somme toute immature qui n’avait pas plu à tous ses enseignants de l’époque, mais qui encore aujourd’hui le faisait sourire en y repensant. Paradoxalement, la composition, exposée quelque deux ans plus tard dans une jeune galerie, avait trouvé un certain succès auprès d’amateurs intellectuels – politiciens – philosophes qui trouvaient que l’artiste « revisitait le style avec intelligence pour donner une subtile dénonciation de notre société de consommation dont l’immoralité, de nos jours, atteignait des sommets jamais, encore, égalés ». Cette critique, qui se voulait élogieuse, avait profondément sidéré Raphaël. S’il lui arrivait de mettre ses pinceaux au service de causes qu’il estimait justes, jamais il ne s’était ouvertement positionné comme un « artiste engagé ». Cette étiquette, si souvent revendiquée par ses confrères, le mettait mal à l’aise. Il n’avait pas choisi de vouer sa vie à une cause, ou à ses concitoyens, non, il avait consacré son existence à la peinture, à la mise en images de ses rêveries, de ses émotions. Cette idée si consensuelle, politiquement correcte, d’ « art engagé » lui donnait l’impression amère d’une imposture. Il avait des idées, des opinions, bien sûr, comme tout le monde, tant de choses à dire sur le métier, la condition des artistes, l’enseignement… Le dire, oui, c’était nécessaire, faire entendre sa voix, manifester. Mais en encombrer sa peinture, son refuge dans ce quotidien trouble, incertain ? Non merci. De toute façon, l’œuvre finit toujours par ressembler à l’artiste, comme un enfant, son enfant, alors tout cela y transparait, un peu.
Pieds nus, Sophie entra dans le salon, vêtue d’un simple pyjama de coton bleu ciel, ses longs cheveux mouillés cascadant sur ses épaules et dont les pointes alourdies, rebondissaient contre ses reins. La chaleur de la vapeur d’eau, s’échappant de la salle de bains à sa suite comme une traine de brume. Son apparition fut marquée par un bouquet sucré de pommes et de framboises conquérant l’atmosphère sans partage. Elle jeta un œil à Raphaël qui semblait concentré sur son travail, préférant ne pas le déranger elle se rendit dans l’espace cuisine d’où s’envolait un fumet adverse de plus en plus alléchant. La jeune fille ouvrit le four pour contempler le plat qui se trouvait à l’intérieur. Elle dut s’écarter rapidement pour ne pas se brûler à la vapeur qui s’en échappa, et se pencha avec curiosité sur le plat de courgettes gratinées puis referma la petite portière.
- Alors, c’est cuit ; demanda Raphaël sans tourner la tête.
- Je crois ; répondit-elle ; ça sent bon et le gruyère est tout doré.
- D’accord, tu peux éteindre le four ? Je termine ça et on va pouvoir diner ; dit-il d’une voix qui paraissait sourire. Sophie s’exécuta et s’approcha du peintre pour regarder par-dessus son épaule.
- Tu ne me fais pas bouger, hein ? ; lui recommandât-il avec douceur.
- Non, non ; dit elle absorbée par sa contemplation.
Sur le papier canson, la coupe de pommes se profilait plus vrai que nature, malgré le noir et blanc du crayon de papier. Sur les bords de la feuille une multitude de notes plus ou moins lisibles improvisait un cadre disharmonieux, brouillon, hiéroglyphique à la pauvre image. Raphaël prit un mouchoir en papier et l’enroula autour de son doigt avant de le frotter frénétiquement dans un tout petit geste répété sur un trait sensé représenté l’ombre de la queue du plus haut fruit de la pile. Cela eut pour effet, non seulement de l’étirer mais aussi d’en atténuer l’opacité. Attentif, le regard de Sophie passait du réel au dessin. Elle était fascinée, comme souvent, par la ressemblance, et l’aspect quasi-photographique du rendu. Toute fois, le manque d’intérêt de l’artiste pour son modèle inerte devait sans doute se ressentir dans son « œuvre » et se traduisit par une question.
- Qu’est-ce que tu fais ?
- Je prépare mon cours de demain.
- Tu vas leur faire dessiner des pommes ; demanda-t-elle dubitative.
- Entre autre ; répondit-il un sourire dans la voix ; Je profite qu’ils aient des « Natures Mortes » au programme pour leur faire travailler la profondeur et la perspective.
- C’est quoi une « Nature Morte » ? L’explication avait beau être simple, il est souvent difficile au professionnel quelque peu distrait de donner la définition la plus basique sans rentrer dans les détails. Raphaël s’accorda un petit temps de réflexion avant de répondre. L’enseignant s’astreignant continuellement à un devoir de réserve quant à ses propres opinions sur les courants artistiques étudiés refit surface, après un rude combat avec les inclinations esthétiques de l’artiste, pour livrer une définition digne du dictionnaire. Neutre.
- C’est… Ce sont des tableaux qui représentent des objets, des végétaux ou des animaux inanimés.
- Ah bon. Pourquoi ?
- Comment ça ? « Pourquoi » ?
- Quel intérêt ?
Quel intérêt, en effet, l’artiste en Raphaël se posait la même question et eut été bien en peine de répondre. Si son ouverture d’esprit lui permettait de concevoir le caractère subjectif de l’émotion que les objets et leurs dispositions pouvaient évoquer à certain, comme une sorte de madeleine de Proust picturale, cette esthétique le laissait de marbre. Bien sûr il lui était arrivé d’être subjugué par la vérité presque photographique de certaines œuvres de Jean Siméon Chardin ou encore de Willem Cleaszoon Heda, mais c’était bien d’avantage pour leur coup de pinceau hurlant d’un réalisme inégalable que pour l’émotion qu’il ne percevait pas. Raphaël était trop attaché à la vie, à la « chair vivante ». La « Mort » quel intérêt ? Même Ferré nous incitait à ne pas la chanter.
- Et bien, pédagogique ; dit-il pensant cacher son manque de conviction sous une pirouette humoristique, avant de répondre sérieusement ; c’est plus simple de travailler avec précision sur des techniques élémentaires à partir de modèles inanimés. Savoir reproduire le réel au plus près de ce qu’il est de manière objective, c’est la base du métier. Les musiciens en passent par des gammes, et nous… nous jouons les photocopieuses.
- Moi je préfère quand tu dessines des choses qui sont dans ta tête ; marmonna la jeune femme pour elle-même, croyant qu’il ne l’avait pas entendu.
- Moi aussi ; lui confia Raphaël en tournant vers elle un sourire tendre.
Un court silence s’en suivit tandis que Raphaël changeait de crayon. Sa respiration où commençait à se mêler de petits soupirs traduisait sa lassitude. Sur les ondes, la voix de Diana Krall avait remplacé le trombone de Glenn Miler. La présence, le regard de sa « protégée » par-dessus son épaule troublait le peintre. Cela le gênait d’être surpris dans cet exercice médiocre auquel il ne se pliait que pour ses élèves. « Moi je préfère quand tu dessines des choses qui sont dans ta tête. » Oh combien ! Cette phrase innocente semblait avoir asséné le coup de grâce à sa studieuse résolution. Vraiment, ces pommes, si ce n’est pour les manger, quel intérêt ? Sophie le regardait, préoccupée. Raphaël semblait éteint, fatigué sans doute. Il n’était pas bien tard pourtant, pas encore 19h d’après la radio, et le travail ne l’inondait pas ces temps ci. Il y avait eu les illustrations pour le livre de Guillaume, la grande toile peinte de Copélia, une commande par ci, une autre par là, un décor de Cinéma… et puis plus rien depuis la rentrée. Les cours aux Beaux Arts trois jours par semaine depuis plus d’un mois. C’était souvent ainsi les semaines de calme plat s’alternaient avec les mois où l’on croulait sous les commandes, l’inspiration, où le carnet de bal de Morphée ne vous laisse pas beaucoup d’interstice. Raphaël ne s’en plaignait pas, ce foisonnement en tous genres lui plaisait beaucoup, il adorait son métier, mais le calme de ces derniers temps où ses seules créations étaient à but pédagogique, commençait à lui peser. Inspiration volage. Alors, le sentant si dépité, Sophie entreprit de la chatouiller un peu cette muse capricieuse. Attrapant un fruit dans le saladier elle monta sur la table. S’y agenouilla, les cuisses serrées l’une contre l’autre, les bras légèrement tendus vers l’artiste, les mains jointes pour soutenir, en leur sein, telle une offrande, la pomme. Le visage droit dans le prolongement du cou et un regard tendre posé sur le rubis comestible. Pris de court, Raphaël la regardait faire, sans réagir. Il laissa l’image se construire sous ses yeux l’air interdit. Tout se figea. Le peintre s’avachit contre le dossier du canapé en contemplant cette apparition soudaine. Ses longs cheveux noirs comme l’ébène, commençaient à sécher dessinant de petites boucles brillantes, caracolant librement autour de ses épaules et de ses hanches. Sa peau lisse, sous cette lumière ambrée paressait étinceler comme neige au soleil. Ses lèvres, entrouvertes, rougissaient de curiosité. Ses iris, d’un profond bleu d’éternité, dilatés semblaient refléter l’éclat du soleil sur le fruit défendu. De toute part la lumière se réverbérait sur elle comme si son corps la diffusait dans la pièce. En avait elle seulement conscience ? Comment, faisait-elle pour capter la lumière si instinctivement ? Le regard, la respiration de Raphaël devenaient fébrile. Malgré ce pyjama trop grand qui masquait la maturité de ses formes, c’était la première fois qu’il percevait en elle une sensualité adulte. Cette offrande spontanée, innocente, le clouait sur place. Subjugué. Elle était là, l’innocence tant cherchée, sur les visages, les corps, dans les regards... Là, cette fragilité, de la générosité impulsive et désintéressée, inconsciente sincère, des tourments qu’elle inspire. Le cœur de l’enfant dans le corps de la femme. Une révélation. Etait-ce cette image qui avait tenté Adam pour cueillir le « fruit défendu » ? Comment l’en blâmer ? Qui eut résisté à l’éclat de cette innocente curiosité ? La pureté de ce geste n’inspirait plus qu’un seul désir : mordre le fruit. A pleines dents. Le dévorer tout entier, comme un loup, et n’en laisser nulle trace. Avait-elle seulement conscience, cette candide Blanche-Neige, du poison qu’elle distillait à cet instant dans les veines de l’artiste par ce seul geste ? Raphaël sentait monter en lui la brulure d’une sensation lointaine, chérie, tapie tout au fond de sa mémoire et que son corps, lui, n’avait pas oublié. La foudre venait de tomber, irrationnelle, définitive. Il le devinait déjà, malgré lui, cette femme serait son péché originel. Son « fruit défendu ». Nul remède ne pourrait apaiser en lui ce brasier naissant. Un. Peut être. Croquer l’instant. Il tourna la page et se saisit d’un crayon. Vite. Il lui fallait immortaliser l’apparition, coûte que coûte. La lumière agonisante, à présent, le défiait. « Non. Tu ne me l’enlèveras pas. » Pensait-il avec jubilation, s’imprégnant tout entier de ce présent, si précieux. Le croquer, le garder, là, quelque part, tout au fond de soi, pour toujours. Pour toujours, immortalisé. Vite. « Toi, jour, ne tombe pas encore. Sois charitable. Demeure, encore un peu. Un tout petit peu. Les nuits rallongent plus qu’à leur compte, ne peux-tu empiéter ? Une minute, soleil. Rien, qu’une minute. » Jamais les mains de Raphaël ne furent si rapides et précises, il ne pouvait se résoudre à laisser mourir la lumière avant d’achever. L’émotion le transportait, les traits se traçaient presque tout seuls sur le papier. Froissant, griffant, esquissant au plus près du réel, au plus fidèle, fiévreusement comme en un seul souffle, cette seconde de félicitée. L’ambre se perdait, embrassait les ombres croissantes qui semblaient se repaitre de ses dorures, lorsque la voix profonde et maternelle de Jessye Norman se fit entendre comme pour apaiser le trouble du peintre. Le dessin était presque fini. Son geste, sur les derniers traits, était calme presque aussi caressant que le timbre de la chanteuse. Il adressa un long regard à son modèle pour repaitre ses yeux une dernière fois de toute la pureté de cet instant de grâce. Se laissant bercer par les accords de Michel Legrand, Raphaël contempla encore un peu la profondeur de ses iris azuréen avant de lui sourire tendrement. Un dernier coup de crayon.
- Tu veux voir ; l’invita-t-il, quittant sa rêverie solitaire.
Il n’eut pour toute réponse qu’un long soupir accompagnant un étirement. Puis, à quatre pattes, Sophie vint s’assoir près de lui dans le canapé pour contempler le chef d’œuvre. Elle resta un instant stupéfaite, les yeux écarquillés et la mâchoire tombante. Ce qu’elle découvrait sur le canson c’était bien elle mais sous un jour qui lui était parfaitement inconnu. Incrédule, elle approcha sa main du papier sans oser le toucher.
- C’est moi, ça ; demanda-t-elle d’une voix étouffée.
- Oui ; répondit Raphaël, le souffle court.
Il ne s’attendait pas à une telle déception de la part de son modèle. Sans doute, son égaux d’artiste se mêlait-il, de ce qui ne le regardait pas mais, cette réaction lui serra de cœur bien plus cruellement qu’il ne l’aurait imaginé.
- Le miroir ne m’a jamais montré que je pouvais être aussi belle ; confiât-elle visiblement très émue.
- C’est normal ; rétorqua l’artiste dans un petit rire de soulagement attendri ; les miroirs n’ont pas d’yeux, ils réfléchissent sans rien regarder.
« Merci » dit elle en admirant chaque détail, avant de déposer un bisou sur sa joue. La jeune femme avait du mal à détourner son regard, ébloui par cette image d’elle à travers les yeux d’un « proche ». Une drôle de sensation l’envahissait comme si ces quelques traits de charbon sur le canson traduisaient de l’affection, de l’estime. Et pour la première fois elle se sentait belle. Pas une beauté vaniteuse et égoïste qui se pavane pour une adoration quotidienne. Non. Belle à travers les yeux de quelqu’un de très important pour elle. Sophie, comprit, ce soir là, qu’elle aussi pouvait inspirer des émotions, des sentiments et cette découverte l’emplissait de joie. Rassuré de voir un bonheur silencieux habiter le visage de sa muse, Raphaël n’hésita pas très longtemps avant lui poser une question qui commençait à lui bruler les lèvres.
- Dis-moi Sophie, est-ce que ça te plairait de poser pour moi, de temps en temps ?
La jeune femme tourna vers lui un regard débordant de reconnaissance et fit oui de la tête. Il referma son carnet à dessin et tous deux se rendirent dans l’espace cuisine pour diner. Au passage il éteignit la radio dont l’interminable page de publicité commençait à peine. Avant de se coucher, il prépara son matériel pour le lendemain. Attrapant son carnet de feuilles canson, il l’ouvrit pour contempler encore une fois le souvenir de cet instant magique. L’ombre de la résignation traversa son sourire, le ramenant froidement à la réalité, lorsque relevant la tête, son regard croisa son reflet, grisonnant, dans la vitre. Pourtant, en sombrant dans le sommeil cette nuit là, plus que jamais, Raphaël voulait « croire au printemps ».
Camille Layer